Capter le CO₂ pour le stocker ou le valoriser, la solution pour décarboner l’industrie lourde|Capter le CO₂

Capter le CO₂ pour le stocker ou le valoriser, la solution pour décarboner l’industrie lourde

Troisième émetteur de gaz à effet de serre à l’échelle nationale, l’industrie française est l’un des secteurs les plus concernés par la décarbonation. Parmi les leviers à disposition, le captage du CO2 se hisse au rang des solutions éprouvées et porteuses. Éclairage sur une filière en pleine croissance. 

Diviser par deux les émissions industrielles françaises de carbone au cours des dix prochaines années : tel est l’objectif fixé par le gouvernement suite à la rencontre, en fin d’année dernière, entre le Président de la République Emmanuel Macron et les représentants des 50 sites industriels les plus émetteurs.  

D’après l’Ademe, les émissions de gaz à effet de serre de l’industrie française représentaient, en 2020, près de 18 % des émissions nationales. Le plan France 2030 prévoit ainsi un budget sans précédent pour accélérer la décarbonation de l’industrie, notamment grâce à l’innovation et au déploiement de solutions éprouvées. Parmi ces dernières : la capture de CO2.

Séquestrer un gaz à effet de serre 

Cette technologie permet de piéger le gaz produit, entre autres lors des processus industriels de secteurs particulièrement émetteurs tels que la sidérurgie, la cimenterie, la production d’énergie et la pétrochimie. La méthode la plus répandue pour capturer ce gaz consiste à mettre en contact les fumées issues de la combustion avec un solvant (amines, liquides ioniques, ammoniaque réfrigéré…) qui sépare le CO2 des autres composants. Ce mix est à son tour traité par apport énergétique afin d’isoler le solvant du gaz, qui est ensuite comprimé, refroidi et enfin liquéfié avant d’être transporté. 

Communément appelée CCUS, pour « Carbon Capture Utilisation and Storage », cette solution existe depuis les années 1980 mais connaît depuis peu un regain d’intérêt. « Que ce soit dans le scénario climatique de l’AIE (Agence internationale de l’Énergie) ou celui du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), elle apparaît clairement comme une technologie indispensable pour atteindre les objectifs fixés par les Accords de Paris et aboutir à la neutralité visée à l’horizon 2050 », explique Raphaël Huyghe, responsable de Programme Captage et Stockage CO2 de l’IFP Énergies nouvelles (IFPEN), acteur majeur de la recherche et de la formation dans les domaines de l’énergie, du transport et de l’environnement. 

Le CCUS se compose de deux filières qui se distinguent par le sort réservé au dioxyde de carbone, une fois capté : la filière de stockage (CCS) réinjecte le gaz séquestré dans des sous-sols terrestres ou, le plus souvent en mer, où il restera des centaines d’années. La filière de valorisation (CCU) a quant à elle pour objectif de faire du CO2 une ressource, avec ou sans transformation en nouvelles molécules et matériaux. À l’échelle mondiale, l’AIE estime que le stockage permettra de réduire de 10 à 15 % les émissions d’ici 2050, avec 8 milliards de tonnes de dioxyde de carbone captées et stockées. La valorisation permettra de recycler 10 % du CO2 capté via son réemploi sous diverses formes (production de chaleur, matériaux de construction, produits chimiques, carburants de synthèse, etc.). 

Capter le CO₂ d’une industrie pour décarboner celles de la chimie et de l’aéronautique 

Elyse Energy se concentre sur la valorisation du CO2 issu d’émissions industrielles biogéniques ou dites « non-évitables ». Fondée en 2020 par Falkor et Vol-V, acteurs dans les énergies renouvelables, l’hydrogène vert et l’économie circulaire, la PME s’est donnée pour mission de participer à la transition énergétique. Captage et valorisation du carbone lui permettent de développer localement des molécules, notamment du e-méthanol, en remplacement du méthanol. Ce dernier est une commodité très courante utilisée par de nombreuses industries, que l’on retrouve dans divers produits du quotidien, et qui peut servir de carburant alternatif pour le maritime ou de précurseur pour les carburants d’aviation durables. « Notre but est d’accompagner des secteurs difficiles à décarboner, notamment l’industrie, et en particulier la chimie, les opérateurs maritimes et les compagnies aériennes », explique Benoît Decourt, cofondateur et directeur des opérations. « Ces filières ont la particularité de présenter des usages ne pouvant pas être électrifiés directement. Parmi les leviers à leur disposition pour réduire leur empreinte, il y a donc l’efficacité énergétique et l’utilisation d’autres molécules, produites par des procédés qui, sur leur cycle de vie, réduisent très fortement les émissions de gaz à effet de serre. »

Active en France, en Espagne et au Portugal, l’entreprise accompagne aujourd’hui une dizaine de clients et d’émetteurs industriels, parfois sur plusieurs sites. Parmi eux, le cimentier Lafarge avec qui la PME a signé un partenariat qui prévoit le développement d’usines de production de e-méthanol à base de CO2 et d’hydrogène vert. Objectif : produire 500 000 tonnes d’e-méthanol par an d’ici 2030 en France. 

Un autre projet de l’entreprise, BioTjet, concerne les carburants d’aviation durables (les « Sustainable Aviation Fuels », ou SAF), secteur où la décarbonation représente une nécessité. Ces carburants de synthèse viennent remplacer le kérosène fossile et ainsi accélérer la transition de l’aéronautique. Ils représentent aujourd’hui moins de 0,1 % du carburant d’aviation consommé mais pourraient contribuer à 65 % de l’effort climatique. Récemment lauréat de l’Appel à Projets CARB AERO de l’Ademe, le programme d’Elyse Energy vise à développer une filière de production française de SAF.  

« La valorisation est un débouché complémentaire au stockage géologique du CO2 » , poursuit Benoît Decourt. « Là où cette dernière option peut se heurter à des limites logistiques en France, la première offre une solution locale et compétitive dans une approche circulaire. L’idée c’est de venir concourir à la souveraineté énergétique et industrielle européenne. » 

Capter le CO₂ d’une industrie pour décarboner celle du textile 

Autre débouché possible dans la valorisation du CO2 capté : sa transformation en fibre textile et notamment en polyester. C’est la voie choisie par la startup parisienne Fairbrics. Créée en 2019 suite à la rencontre de Tawfiq Nasr Allah et Benoît Illy à Station F, l’entreprise a breveté une technologie qui, grâce à la chimie catalytique, convertit le dioxyde de carbone capté et l’hydrogène en billes de polyester ensuite altérées en fil. « Le polyester classique est fait à partir de deux produits chimiques, un alcool et un acide, qui sont issus de produits pétroliers », explique Benoît Illy. « Nous reproduisons les mêmes molécules mais en utilisant du CO2 et de l’hydrogène comme brique élémentaire. Nous fabriquons ainsi des fibres identiques à celles pétro-sourcées qui sont utilisées aujourd’hui, sauf que leur impact carbone est bien moindre. »  

La société a rapidement noué des partenariats avec des marques de mode, une industrie très demandeuse de technologies l’aidant à être plus vertueuse. Le géant H&M, le français Aigle et le Suisse On-Running ont ainsi soutenu la démarche, à même de produire des vêtements dont la fibre, certes synthétique, aurait un impact réduit de 70 %. Fairbrics collabore en outre avec Forvia (ex-Faurecia) pour l’utilisation de cette même solution dans la fabrication de siège automobile, secteur également très actif dans sa décarbonation, sur l’ensemble de sa chaîne. 

Suite à une deuxième levée de fonds de 22 millions d’euros, Fairbrics compte installer en 2024 sa première usine pilote à Anvers, en Belgique, où l’entreprise utilisera le CO2 capté de la plateforme pétrochimique du port. Mais la jeune pousse vise plus haut et souhaite licencier sa technologie dans le reste du monde aux acteurs du système. Actuellement accompagnée par Bpifrance dans la réduction de l’empreinte carbone de son processus, l’entreprise travaille d’ores et déjà à la création de nouveaux matériaux à partir de CO2 capté. 

Une filière en devenir, porteuse de gros enjeux 

Benoît Illy en est convaincu : « le CO2 en tant que ressource et matière première va devenir devenir clé dans le futur ». La filière est en pleine construction et présente un potentiel énorme dans l’accélération de la transition énergétique. « Le vrai défi, et ce sur quoi se concentrent aujourd’hui les projets de R&D, ce sont les moyens de rendre la technologie du captage la plus performante possible et la faire passer à l’échelle industrielle », insiste Raphaël Huyghe. C’est d’ailleurs l’un des sujets au cœur des recherches de l’IFPEN. L’institut a ainsi rejoint et coordonne le projet européen 3D sur le site sidérurgique ArcelorMittal de Dunkerque afin de démontrer l’efficacité de son procédé DMX™ à l’échelle du pilote industriel. Celui-ci utilise un solvant qui réduit de près de 35 % la consommation d’énergie du captage par rapport au procédé de référence et permet de capter 0,5 t de CO2 par heure et de démontrer la technologie avant de passer à une 1e unité industrielle qui permettra de capter 1 million de tonnes de CO2 à horizon 2026. Ce dernier sera ensuite stocké en mer du Nord.

Le stockage est également un enjeu de taille pour cette filière dynamique. Si la capacité de stockage à l’échelle mondiale est « plus que suffisante », selon le responsable de Programme Captage et Stockage CO2 de l’IFP Énergies Nouvelles, il reste encore à acheminer le gaz vers ces lieux où il sera injecté. « Le déploiement de cette solution concerne donc aussi le développement de “Hubs” permettant de mutualiser les coûts grâce à la proximité géographique de plusieurs acteurs de la chaîne, depuis l’émetteur, connecté à un réseau de transport (pipelines/zones portuaires), jusqu’au lieu de stockage ou de transformation. » 

« Dans le cas du CCS, il faut compter 5 à 10 ans pour préparer un site », détaille Raphaël Huyghe. « La mobilisation de la filière dès maintenant est donc indispensable afin d’anticiper ce débouché. » Cette urgence passe par un soutien financier à l’innovation mais aussi, comme le rappellent les cofondateurs d’Elyse Energy et Fairbrics, par une réglementation plus favorable aux projets, à la fois en France et à l’échelle européenne. « Jusqu’à présent, le sujet était moins bien perçu en France, moins intégré dans les stratégies », constate Benoît Decourt. « Le cadre réglementaire évolue et la solution se trouve sur de plus en plus de feuilles de route. Il est vraiment essentiel que le gouvernement mesure tout le potentiel de la filière et de la synergie possible entre tous les acteurs et qu’il agisse sans tarder pour ne pas laisser passer ce train-là. » 

Dans ce cadre, et en complément du budget de 5 milliards alloué au CCUS, le gouvernement prévoit la mise en place d’une stratégie nationale de capture, de stockage et d’utilisation de carbone d’ici l’été 2023. « La France peut atteindre une position très importante dans l’économie du CO2. Elle est armée pour déployer », assure Raphaël Huyghe.

À lire également – Comment une PME fédère un écosystème de startups pour décarboner l’industrie du bâtiment

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