
SHB Biotech : la première usine d’upcycling de la banane pousse en Martinique
Comment transformer le bananier en un levier de souveraineté pour la Martinique ? Il y a plus de dix ans, lorsqu’elle fonde un laboratoire spécialisé en recherche et développement (R&D) consacré à la phytochimie du bananier, l’entrepreneure martiniquaise Shirley Billot n’a pas encore en tête ce dessein. La dirigeante de la start-up SHB Biotech, travaille avant tout à développer des procédés d’éco-extraction pour révéler les molécules à haute valeur ajoutée présente dans la banane, première ressource économique de son île. Son intérêt pour les multiples propriétés et actifs présents dans ce fruit prend naissance à la lecture d’une étude scientifique qui porte sur la caractérisation des lipides de la peau. Intriguée, la dirigeante à « la pensée arborescente » finit par en lire une centaine de plus, avant d’en faire un résumé complet, « sans l’aide de l’IA », plaisante-t-elle. Par la suite, une rencontre fortuite avec le président de la filière banane en Martinique, puis le président du Centre de recherche agronomique spécialiste de la banane (CIRAD) lui donne l’opportunité d’aller plus loin.
SHB Biotech, une aventure industrielle française
«Tout a démarré comme ça, par une étude de faisabilité sur l’extraction des molécules d’intérêt de la peau de la banane. Pendant un an, j’ai pris une stagiaire et nous avons étudié comment extraire et caractériser ces molécules actives. En parallèle, je m’interrogeais : est-ce viable d’un point de vue économique ? Comment trouver d’autres méthodes ? Tout de suite, je me suis intéressée au processus d’éco- extraction », raconte l’entrepreneure. Plus tard, elle lance via la sous-traitance la production de ses premiers ingrédients et formules, sous sa marque de beauté Kadalys fondée en 2011. Mais, elle constate qu’aucune innovation ne peut être pleinement exploitée sans production locale. Animée par une vision systémique, « du champ jusqu’au flacon », elle a compris qu’il fallait boucler la boucle en installant l’usine directement sur son territoire.
Shirley Billot lance alors SHB Biotech en 2021 et travaille d’arrache-pied sur un projet monumental : bâtir en Outre-mer, la première usine d’éco-extraction spécialisée dans la transformation et la valorisation des déchets de la banane et équipée de technologies avancées et respectueuses de l’environnement. Lauréate 2025 de la 7e relève du dispositif national « Première Usine » lancé dans le cadre du plan France 2030, la start-up SHB Biotech est la première entreprise d’outre-mer à franchir un tel cap. Derrière ce projet à 20 millions d’euros, l’ambition de la dirigeante est de positionner la Martinique et plus largement les Antilles françaises comme un territoire pilote de la chimie verte. « Cette unité industrielle que nous allons construire n’est pas un projet marketing. C’est un projet qui a du sens, et que les gens comprendront peut-être dans dix ans. Mais aujourd’hui, il nous faut nous doter d’un outil comme celui-là pour poser la première brique d’une souveraineté industrielle et valoriser notre diversité », affirme la cheffe d’entreprise.
Un parcours brillant dans l’industrie avant le déclic entrepreneurial
Il faut dire que cette tête bien faite n’a pas froid aux yeux. Celle qui est née et a grandi en Afrique de l’Est jusqu’à ses dix ans, s’installe ensuite avec sa famille en Martinique, terre de ses racines antillaises. Elle quitte ce territoire pour Paris afin d’entamer de brillantes études supérieures en finance internationale. Un parcours qui a façonné sa vision de l’entrepreneuriat : « Quand on quitte son île et qu’on goûte à la vie ailleurs, on ne voit plus le monde de la même façon. ».
Plus tard, elle se tourne vers l’industrie, un secteur où les femmes et les personnes venant des Caraïbes sont encore peu présentes. Pendant huit ans, elle fait du conseil à l’international au sein de plusieurs filières, en pharmacie, automobile et sidérurgie. Ce parcours exigeant mais formateur lui ouvrira d’autres portes, notamment aux Antilles où elle est de retour en 2005 pour développer une nouvelle phase de sa carrière, tester d’autres marchés. Cette ancienne cadre passe trois ans en Guadeloupe, puis deux à la Martinique, à la direction de PME dans le secteur de l’import où elle distribue des produits en grande distribution et en pharmacie. Après ces cinq années à la tête d’entreprises locales, deux événements majeurs marquent un tournant dans son parcours et vont participer à la naissance de sa vocation entrepreneuriale. D’abord, en 2009, les grèves contre la vie chère en Outre-mer : « Ça a réveillé quelque chose en moi. Je viens d’une famille très engagée : mes parents étaient syndicalistes et militants écologistes. Je me suis laissé happer par les lois du salariat, par le confort du salaire. Mais à un moment, travailler sans sens, ça ne fonctionne plus ». Pour Shirley Billot, l’envie d’agir et de contribuer autrement pour son territoire, en proie à des difficultés économiques et d’autres maux plus profonds hérités de l’Histoire, devient plus forte. Un second événement, professionnel et douloureux, va véritablement pousser cette passionnée de travail à créer sa propre boîte. « L’élément déclencheur, ça a été le harcèlement sur mon lieu de travail. Ce qui m’a reconstruite, c’est ma société. Cette entreprise, c’est vraiment la fusion de mes valeurs familiales et de mes compétences professionnelles », confie-t-elle.
Valoriser la banane via l’éco-extraction
Avec un père militaire et une mère très active dans la société civile, cette hyperactive, comme elle se décrit, reconnaît qu’entreprendre n’était pas dans sa culture familiale. Et pourtant, avec sa première société, Kadalys, l’aboutissement d’une année de R & D intensive entamée en 2010, Shirley Billot navigue sur un terrain entrepreneurial audacieux et innovant.
Extraire du bananier, première ressource économique des Outre-mer, des richesses insoupçonnées présentes dans ses déchets, c’est toute l’entreprise à laquelle se dévoue la dirigeante industrielle et son équipe. Celle-ci est composée de 80 % de chercheurs et docteurs ayant développé une véritable expertise autour de la phytochimie du bananier mais aussi en éco-extraction végétale. Douze années de R&D, deux thèses Cifre (Convention industrielle de formation pour la recherche), trois brevets (six sont en train d’être déposés), 30 études cliniques, de nombreux distinctions et prix scientifiques ainsi que du travail acharné vont imposer Kadalys comme la première marque mondiale de beauté développée à partir des agro-déchets de la filière banane française. « Nous faisons de l’upcyling, nous prenons seulement ce qui est écarté et nous créons de la valeur ajoutée », explique l’entrepreneure à l’entrain communicatif. En plus de récupérer, redonner vie aux fruits dits « moches » du bananier – plus de 30 000 tonnes de bananes seraient jetées chaque année en Martinique selon la dirigeante – Kadalys étudie aussi les fleurs, les hampes, les feuilles du bananier, à différents stades de maturité et différentes variétés, afin d’en extraire des molécules actives. L’entreprise revendique une maîtrise rare et complète de la chaîne de valeur, de la recherche jusqu’au produit fini, avec une approche totalement circulaire. Chaque étape du procédé de transformation — de l’ingrédient à la formulation — est pensée pour valoriser tous les coproduits générès pendant le processus en un nouvel ingrédient. « Nos divers actifs ont des applications santé, beauté, nutraceutique mais aussi alimentaire », précise Shirley Billot.
Il y a deux ans, les « actifs lipidiques » de Kadalys ont ainsi attiré l’attention des équipes d’une grande marque américaine portée par la chanteuse Rihanna, qui ont pris contact avec l’entrepreneure… « Elles cherchaient qui faisait de l’huile de banane et ils sont tombés sur Kadalys. » La demande portait sur une production en gros volumes, que la cheffe d’entreprise n’était pas en mesure de satisfaire à l’époque. « Même en sous-traitance, il fallait un an pour produire. C’est là que je me suis dit : il est temps que je fasse l’usine. »
Mis en place en 2022 dans le cadre du plan d’investissement France 2030, le dispositif « Première Usine » est un appel à projet national qui a pour objectif d’apporter un soutien financier à des start-up et PME industrielles et innovantes ayant le projet d’ouvrir leur premier site industriel. Le soutien financier fourni aux entreprises se présente sous forme de subventions ou d’avances-remboursables. Ce plan vise aussi à favoriser des premières réussites d’industrialisation dans le contexte de réindustrialisation. Pour la 7e relève de l’appel à projets, 9 lauréats ont été retenus, dont la start-up SHB Biotech (marque Kadalys), créée en 2021. Les projets retenus bénéficieront d’un soutien public de près de 49 millions d’euros, représentant un investissement productif total d’environ 5 milliards d’euros. Depuis son lancement, « Première Usine » a soutenu 91 projets industriels, dont 20 % concernent des start-ups intégrant des technologies avancées telles que l’intelligence artificielle.
L’appel à projet national « Première Usine » est le tout premier auquel répond l’industrielle. En devenant lauréate, la société SHB Biotech devient la première entreprise située en outre-mer à bénéficier d’un dispositif ouvrant à un financement de 4,3 millions d’euros. Accompagnée dans la préparation de son dossier durant plus d’un an et demi par Bpifrance – notamment le pôle Innovation Outre-mer et la direction des filières industrielles – l’entrepreneure tient à rappeler à quel point le chemin vers cette victoire ne s’est pas fait sans effort. « Cela a pris du temps, c’était compliqué de constituer le dossier pour répondre à un appel à projet d’une si grande envergure, mais j’ai été très bien accompagnée et j’ai pu gérer seule sans recourir à un prestataire. Je suis très fière car ce projet d’usine m’anime depuis le début, je suis impatiente qu’il puisse contribuer ainsi à la réindustrialisation des territoires. »
Aux yeux de Shirley Billot, la sélectivité de l’appel à projet est justement ce qui en fait sa principale valeur : « C’est très compétitif. Être une femme et le premier projet lauréat de l’Outre-mer me rend encore plus fière. Mais, en réalité, ce qui donne du sens à cette réussite, c’est la rigueur du processus. » L’entrepreneure insiste aussi sur la persévérance nécessaire dans ce type de parcours : « Il ne faut pas se décourager. Moi, je ne lâche rien. Je suis déterminée à participer aux changements de vision économique de mon territoire et cela me donne une motivation sans faille, même si parfois, il y a des moments de doute. Ce qui fait la différence, c’est l’accompagnement. Un projet peut être excellent, mais si on ne maîtrise pas les codes, si on ne sait pas comment structurer ou formuler les choses, on passe à côté. »
« Il faut recréer des industries qualifiées en Outre-mer »
La double expertise de Kadalys – « connaissance du bananier et sa phytochimie » d’une part, « l’éco-extraction » de l’autre – lui a permis de répondre à des demandes concrètes, comme celle notamment des Rhums Clément, en Martinique pour qui elle a développé grâce à ses technologies, un arôme alimentaire issu de leurs propres déchets de banane pour leur liqueur à la banane « Bana Canne ». L’entreprise commercialise aujourd’hui des prestations de services en R&D pour d’autres sociétés et débute également la commercialisation de ses ingrédients. L’entreprise de cosmétique propose ses solutions innovantes, au-delà des frontières de la Martinique. Présente en Asie, elle possède également un solide soutien et ancrage aux Etats-Unis où elle est intégrée dans un accélérateur soutenu par le groupe pharmaceutique mondial Johnson & Johnson. Et vient d’intégrer le programme de mentoring britannique du laboratoire pharmaceutique Astra Zeneca.
Mais au-delà de l’innovation, la démarche globale s’ancre dans un projet de société en faveur des territoires d’Outre-mer. « Il faut arrêter de toujours tout vouloir importer. Il faut créer des collaborations locales permettant de développer une économie créatrice de valeur et de savoir-faire. », plaide la professionnelle. Selon elle, le développement industriel local est un levier contre la fracture sociale plus visible sur ces territoires. Il servira à « recréer des emplois qualifiés et rétablir l’équilibre social qu’ont fait disparaître la concentration des richesses et l’exode d’une partie de la classe moyenne. Il faut des filières capables d’attirer et de retenir des talents. Sans perspectives de carrière, on ne fait pas revenir ceux qui sont partis étudier », poursuit Shirley Billot. Celle-ci appelle à une prise de conscience sur les enjeux politico-économiques liés à la souveraineté industrielle et à l’émergence d’un écosystème stimulant en Martinique et dans les Outre-mer, notamment dans des secteurs stratégiques comme la chimie. Selon elle, ni l’État ni les collectivités ne peuvent tout assumer seuls. Et l’entrepreneure d’insister : « Il faut des modèles privés-publics coopératifs. Si le secteur privé, encore trop conservateur, ne prend pas sa part, les Antilles resteront dépendantes de capitaux privés extérieurs et de solutions importées. » Pour elle, c’est dans des domaines stratégiques – comme la chimie verte – que se joue l’avenir des Outre-mer.
En attendant l’ouverture du site industriel, prévue dans deux ans, Shirley Billot s’organise : « Cet été, nous installerons notre laboratoire de production à l’échelle pilote au sein de la technopole de Martinique. » L’usine, pensée aussi comme un lieu de sensibilisation et d’inspiration, mettra en avant l’aspect touristique du territoire et sera ouverte aux visiteurs, aux écoles, aux jeunes, avec des formations, ateliers, et une salle dédiée. Shirley y voit un moyen de « transmettre », une valeur importante qu’elle a héritée de sa famille mais aussi de « sensibiliser aux métiers de la chimie » et à l’émergence d’un capitalisme « plus inclusif, moins égocentré. »
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