
Anaïs-Voy Gillis : « On interroge assez peu le rôle que peut avoir l’industrie dans notre société »
Mercredi 12 mars, à Jour Bleu, un des temps fort organisés par La French Fab à Global Industrie, la géographe française et spécialiste de politiques industrielles est revenue sur la nécessité de bâtir un vaste projet de souveraineté en France et d’avoir une vision claire de l’industrie dont le pays a besoin. La French Fab en a profité pour l’interroger sur son ouvrage Pour une révolution industrielle. Interview.
« La souveraineté, on la voit comme une fermeture, un repli sur soi mais elle est le premier pas vers la liberté », a prononcé sur la scène de Jour Bleu, la géographe française et autrice de Pour une révolution industrielle (Editions Presses de la Cité) paru en début d’année 2025. Dans cet ouvrage, Anaïs Voy-Gillis questionne les imaginaires à l’œuvre derrière l’industrie française, longtemps facteur de puissance mais aujourd’hui en prise avec des difficultés liées à sa représentation, aux politiques qui ont été prises à son sujet, à des enjeux de souveraineté mais aussi de transition environnementale.
Celle qui occupe actuellement le poste de directrice de la stratégie et de la RSE chez Humens, tout en travaillant également au sein du cabinet de conseil June Partners invite à reconstruire le lien entre industrie et société et d’écrire un nouveau récit autour de l’imaginaire de l’industrie en France. Ce pacte social est nécessaire pour réussir cet élan vers la réindustrialisation ou comme elle préfère la nommer « renaissance industrielle ».
LA FRENCH FAB : Qu’est ce qui manque actuellement dans la façon de parler et d’envisager l’industrie dans notre société ?
ANAÏS VOY-GILLIS : Ces dernières années, il a beaucoup été question d’industrie et de réindustrialisation. Cela a débuté avec le rapport Gallois (ndlr : Pacte pour la compétitivité de l’industrie française), puis il y a eu le ministère du Redressement productif avec à sa tête Arnaud Montebourg. Depuis la pandémie et la guerre en Ukraine, cette nécessité de réindustrialiser le pays n’a jamais été autant d’actualité. Mais, on interroge assez peu le rôle que peut avoir l’industrie dans notre société. Pourquoi voulons-nous en France, une industrie et au service de quoi ? Si on n’interroge pas le rôle de l’industrie, on n’interroge pas forcément non plus le modèle industriel. Or, cela est important dans un contexte de lutte contre le réchauffement climatique. C’est même un des enjeux de préservation de notre souveraineté ou de renforcement de cette souveraineté.
Plusieurs objectifs se posent à nous : au regard de la lutte contre le changement climatique, l’industrie peut-elle exactement rester la même ? Comment faire de vrais choix technologiques ? N’avons-nous pas besoin aujourd’hui d’aller vers plus de sobriété ? Où placer nos efforts en termes de soutien à l’innovation ? Nous avons d’un côté le discours de gens qui parlent d’industrie et de l’autre, ceux qui parlent de transition écologique. Nous devons questionner les possibilités de rendre tous ces objectifs compatibles.
« Les dirigeants industriels ne doivent pas hésiter à travailler avec le monde scolaire »
LA FRENCH FAB : Dans votre ouvrage, vous écrivez qu’il faut « réensemencer les imaginaires industriels ». De quelle façon, en sachant que selon vous, l’image de l’industrie est « paradoxale » et « ambivalente » ?
ANAÏS VOY-GILLIS : L’industrie est mal connue en France, nous en avons une représentation faussée. Nous l’imaginons comme de grosses usines qui fument. Nous parlons aussi de l’usine à travers des représentations négatives, le fameux « si tu travailles mal à l’école, tu finiras à l’usine ». Il faut trouver le juste milieu dans le discours. Oui, les usines se sont transformées et heureusement mais il y a encore de la pénibilité, des atmosphères de travail qui peuvent être complexes parce qu’il fait chaud, qu’il y a du bruit, du port de charge… Mais cela ne veut pas dire que l’industrie a l’apanage de la pénibilité. Il y a un réel besoin de réexpliquer ce qu’est l’industrie, de dire en quoi consiste son rôle.
Avec la désindustrialisation, les usines ont d’abord été mises en périphérie des villes, puis en périphérie de la France et de l’Europe. Ainsi, notre consommation est devenue trop importante par rapport à ce que la nature est capable de régénérer et nous produisons des pollutions sur tous les coins de la chaîne de valeur. Mais comme cette industrie est beaucoup et massivement hors de France, finalement, nous n’avons plus connaissance de l’impact de nos choix de consommation. Aujourd’hui, l’enjeu est peut-être de se dire que l’industrie a des externalités négatives. Mais, elles sont aussi là pour satisfaire un modèle de société et un modèle de consommation qui est le nôtre aujourd’hui. Si nous voulons vraiment changer cet imaginaire de l’industrie, il faut déjà prendre conscience qu’elle est là pour servir un imaginaire de société. Nous devons nécessairement réinterroger l’ensemble et faire prendre conscience aux gens de l’impact leurs choix. Pour cela, il faut instaurer un dialogue.
Lire aussi : Guy Crozet, dirigeant de A.M.I : « Il faut sensibiliser les jeunes aux techniques industrielles »
LA FRENCH FAB : Pour réimaginer l’industrie, vous préconisez notamment de démystifier les usines en ouvrant leurs portes au plus grand nombre. Quels conseils donneriez-vous aux dirigeants industriels pour mieux valoriser l’industrie ?
ANAÏS VOY-GILLIS : Les dirigeants industriels ne doivent pas hésiter à mettre en avant ce qu’ils font. Même si je sais qu’ouvrir les portes des usines une ou deux fois dans l’année prend du temps, cela intéresse les gens. Comme ceux qui habitent à proximité de l’usine et qui ne connaissent pas forcément les gens qui y travaillent. Il faut aussi que les industriels coopèrent et collaborent mieux entre eux. Certains sont dans la même zone industrielle et ne se parlent pas. Or, ils pourraient mieux fonctionner en collaborant et en travaillant par exemple sur des politiques communes de recrutement, des campagnes locales pour valoriser auprès des écoles ce que font ces industries. Les dirigeants industriels ne doivent pas hésiter à travailler avec le monde scolaire pour briser certaines représentations faussées de la filière, pour montrer qu’il y a des métiers ouverts à tous. Notamment aux femmes qui s’interdisent de se diriger vers l’industrie.
LA FRENCH FAB : C’est au moment de la crise sanitaire qu’il y a eu un élan autour de l’avenir de la filière industrielle. Vous expliquez dans l’ouvrage que la France doit dresser un projet solide et bâtir son propre modèle pour faire face à la concurrence. Quels seraient les contours de ce projet ?
ANAÏS VOY-GILLIS : Aujourd’hui, on se rend compte qu’en France, on a parfois des flottements de priorités. On a beaucoup parlé d’industrie. Maintenant, on se met à parler beaucoup d’intelligence artificielle. Ce qui peut entraîner une concurrence sur l’accès au foncier, sur l’accès à l’énergie à prix compétitif, sur les compétences, peut-être un peu moins parce qu’on recrute moins dans un data center que dans une usine. Il y a un enjeu de se définir à l’échelle française. Quelles filières jugeons-nous clés pour notre indépendance ou pour des questions de bilan environnemental ? Quelles sont ces filières et ces technologies qu’on souhaite maîtriser ? Pouvons-nous demander des transferts de technologie quand on essaye d’attirer des capitaux étrangers ? Comment travailler sur ces sujets à l’échelle européenne pour qu’on n’ait pas 27 pays européens avec exactement la même priorité que nous ? Cela a commencé à être fait avec le Clean Industrial Deal et les politiques sectorielles qui vont venir à l’échelle européenne. La France doit aussi avoir des réflexions sur l’intensité technologique qu’elle souhaite avoir. Ce n’est pas parce que la Chine et les États-Unis sont dans la course sur un domaine technologique qu’on a nous, Français, forcément une pertinence à aller courir après ce domaine.
« Les industriels doivent s’interroger sur de nouveaux modèles à inventer »
LA FRENCH FAB : Vous mettez en avant la nécessité de construire une dynamique de réindustrialisation qui passe par la prise en compte réelle des enjeux environnementaux et le respect du vivant. Pourquoi les industriels ont tout intérêt à s’emparer de ces sujets-là, notamment ceux liés à l’économie circulaire, à « l’économie de la fonctionnalité » ?
ANAÏS VOY-GILLIS : Concernant l’économie circulaire, en France, nous sommes aux prémices. Il y a des projets qui commencent à émerger mais nous devons vraiment accélérer dans le domaine car beaucoup de choses ne sont pas encore recyclées. Il y a énormément de travail à faire sur la conception des produits, de manière à avoir des produits qui sont réparables, réutilisables avec des matières facilement recyclables. Il faut aussi travailler sur la constitution de filières du recyclage, s’assurer que les matières recyclées en France vont principalement à des industriels français. Au-delà de l’économie circulaire, il y a aussi un enjeu de sobriété, de produire moins. Donc, les industriels doivent s’interroger sur de nouveaux modèles à inventer. Car, si nous vendons moins de produits, il y a un équilibre économique qui doit se refaire. Soit avec la diversification vers d’autres produits, soit vers des services associés aux produits. Mais, si on se met à faire des services associés aux produits ou à louer des produits plutôt que de les vendre, tous les industriels ne vont pas pouvoir repartir dans la même orientation.
Il faut donc anticiper : qu’est-ce que ça veut dire de consommer moins en termes industriels ? Produire moins pose de vraies questions de société aux industriels. Notamment sur leurs choix d’investissements, sur comment ils engagent leurs parties prenantes là-dedans. C’est-à-dire, les clients, les fournisseurs, l’écosystème local, mais aussi les banques, les fonds d’investissement. Il convient d’instituer avec elles, un vrai et savoir comment toute la société s’aligne sur ce projet.
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